Par Robert de Robert de Justin
En post-scriptum d’une lettre à sa mère, un jeune élève (16 ans) de l’Ecole militaire de Paris écrit ceci: P.S. La Reine de France est accouchée d’un prince nommé duc de Normandie, le 25 mars à 7 heures du soir. Votre humble et affectionné fils Napoléoné de Buonarparte.
Ce nouveau-né, second fils de Marie-Antoinette et Louis XVI sera le pauvre petit prisonnier du Temple, connu pour l’histoire sous le nom de Louis XVII et mourra – ou disparaîtra – en 1795.
Dans moins de 20 ans, le 18 mars 1804, Napoléon montera sur le trône impérial. D’une part l’Ancien Régime avec sa royauté de droit divin, d’autre part la poigne de fer de l’Empereur et entre deux le fantastique ébranlement que fut la Révolution de 1789.
Le XVIIIe siècle est marqué par une vie intellectuelle intense tant littéraire que scientifique aussi bien en Suisse qu’en France.
Rousseau, Voltaire viennent de s’éteindre (1778). Les Encyclopédistes, Diderot comme chef de file, préparent la liberté. Ils permettront aux hommes du dernier quart du XVIIIIe de faire passer dans les faits la liberté politique.
Premier signe de l’esprit nouveau: guerre pour l’indépendance des Etats-Unis, conduite par Washington et La Fayette. 1783, Londres reconnaît le nouvel Etat. En cette même année, les frères Montgolfier connaissent la célébrité grâce à leur machine qui s’élance dans l’air. Un jeune avocat d’Arras, futur Conventionnel, Maximilien de Robespierre, s’illustre dans un fameux plaidoyer du paratonnerre.
Sur nos billets de Fr. 20.–, le portrait du Genevois Horace-Bénédict de Saussure rappelle le souvenir de cet homme de science. Il gagne le sommet du Mont-Blanc en 1787 dans le cadre d’une véritable expédition et il peut enfin se livrer à différentes expériences.
Les préjugés contre la science s’atténuent. La médecine est sensible à ce tournant. La petite vérole causait des ravages effrayants. Elle faisait mourir ou défigurait. Les médecins, Tronchin à Genève, Tissot à Lausanne, acquièrent une réputation universelle, en grande partie pour s’être faits les promoteurs de l’inoculation. Et quant au médecin anglais Jenner, sa découverte de la vaccine, rendue publique en 1796, après vingt années d’expériences, l’a mis au nombre des bienfaiteurs de l’humanité.
La Suisse, on le voit, ne reste pas à l’écart de l’esprit nouveau. Les frontières n’ont pas cette rigidité que le développement du nationalisme, au XIXIe siècle a forgé.
Au XVIIIIe, personne ne s’étonnait que Louis XVI fît appel au banquier genevois Necker pour tenter de sauver les finances de la France. L’épouse de ce banquier célèbre est une Vaudoise, Suzanne Curchod. Leur fille, Germaine, née en 1766 sera l’illustre Madame de Stael qui en exil dans sa résidence de Coppet attirera l’élite pensante opposée à l’Empire: Benjamin Constant, Madame Recamier, Chateaubriand entre autres.
La Confédération de la fin de l’Ancien Régime était morcelée à souhait. Outre les 13 Cantons, il fallait compter les alliés comme les Grisons et sa Valteline, le Valais, Neuchâtel, Genève, l’Evêché de Bâle, Bienne, Strasbourg, Mulhouse, Constance. Tous ces états indépendants, unis par des alliances fort diverses, avaient tous des régimes semblables. Quelques familles détenaient le pouvoir et ses avantages; c’était le Patriciat. Tous ces Etats avaient des sujets qui dit sujet dit exploitation. Les campagnes dépendaient des villes. Berne ne traitait pas différemment l’Oberland que le Pays de Vaud. Les officiers suisses au service étranger, tous membres des familles régnantes, rapportaient au pays les méthodes aristocratiques des monarchies étrangères.
A ces différences politiques, économiques, s’ajoutent les religions et les langues. Longtemps la Confédération avait été considérée comme un état purement alémanique mais sa séparation de l’Empire et son rapprochement avec la France firent qu’à partir du XVIIe et surtout du XVIIIe le français acquit une grande notoriété. Les familles aristocratiques francisaient leur nom. Le français tendit à devenir une seconde langue officielle, non par égard pour les sujets romands de Berne et ses alliés, mais par égard pour le roi de France. En 1777 l’alliance franco-suisse fut renouvelée. Elle fut tout entière rédigée en français. La notion d’égalité des langues s’amorce.
Depuis deux siècles, la Confédération n’a pas eu à soutenir des guerres extérieures. Elle n’a pas d’armée mais des soldats. Soixante à septante mille hommes servaient dans les armées étrangères, source de revenus considérables pour les Etats. Cette longue période de paix favorise le développement économique aussi bien agricole qu’industriel. En Suisse romande, par exemple, la Gruyère, à elle seule, exportait en France 30'000 quintaux de fromage. Berne favorisait le vignoble vaudois. Le Locle et La Chaux-de-Fonds vendaient 40'000 montres à l’étranger. A Genève, 6000 ouvriers travaillaient dans l’horlogerie. Zurich, Bâle et Genève, par leur Université et leurs activités bancaires, rivalisaient avec les plus grandes villes européennes. En Suisse allemande, l’industrie textile avait pris un essor considérable.
Le réseau des routes s’améliora et Berne en ce domaine fit un effort particulier dont bénéficia le Pays de Vaud. Malgré cela les échanges commerciaux étaient gênés par d’innombrables péages, pontonnages, douanes intérieures et la multiplicité des monnaies. L’absence d’un gouvernement central efficace, (La Diète) empêcha la Confédération de remédier à ces entraves et favoriser le développement du commerce. Toutes ces activités amenèrent de l’argent et de génération en génération naîtra l’épargne malgré quelques petites émeutes sans conséquences. Cet enrichissement favorisa l’instruction. Compte tenu de l’époque le peuple suisse était fort savant en particulier dans les pays protestants où la lecture de la Bible était pratiquée. Le Pays de Vaud peut être reconnaissant à Berne pour l’introduction de la Réforme et de l’instruction obligatoire ou presque. Il ne faut pas oublier que les paysans en sont encore au patois tandis que la société aristocratique, la bourgeoisie des villes et des campagnes parlent la langue littéraire ce qui partage déjà la population en deux classes bien distinctes. Berne sut s’appuyer dans le Pays de Vaud sur un peuple des campagnes qu’il libéra du servage, sur le clergé et sur la vie municipale. Le régime bernois ne fut dur qu’aux grands: reste de la noblesse féodale, restée fidèle à la Savoie, et bourgeois de Lausanne. Dans son livre La double vie du pasteur Berne Louis Junod retrace la vie municipale de Grandson au milieu du XVIIIIe siècle.
– Extrait – Grandson est le Chef-lieu d’un bailliage, qui s’étend du bailliage bernois d’Yverdon à la frontière de la principauté de Neuchâtel, des rives du lac aux sommets du Jura. Le bailliage de Grandson comprend en outre une enclave sur la rive sud du lac, la région d’Yvonand. La ville était administrée par un conseil de douze membres, comme la plupart des villes vaudoises, et elle avait une cour de justice de douze membres également; c’étaient généralement les mêmes personnages qui remplissaient les deux charges. Il y avait de plus un consistoire, tribunal ecclésiastique présidé par un juge laïque, Monsieur le Juge, assisté d’assesseurs également laïques, mais où les pasteurs siégeaient ex officio.
Comme ailleurs, les bourgeois jouissaient de privilèges refusés aux Ilon-bourgeoîs, aux habitants, comme on les désignait. Les artisans bourgeois ne se gênaient pas pour demander au Conseil l’expulsion d’un étranger, d’un concurrent qui travaillait mieux ou à meilleur compte et risquait de leur enlever leur clientèle.
Il y avait ulle école, ouverte aux fils de bourgeois, où l’on accueillait ceux des habitants qu’à bien plaire, et à des conditions financières plus lourdes. Dans la première classe, on enseignait aussi le latin, donnant ainsi aux élèves la possibilité d’aller poursuivre leurs études à l’Académie de Lausanne. Le premier régent, comme presque toujours le principal, ries collèges des autres villes vaudoises, était parfois un jeune pasteur; les études de théologie étaient censées être la meilleure préparattion à cette activité pédagogique. (Pasteur Antoine Berne 1743-1797)
Les belles fermes bernoises de nos villages attestent de la prospérité de leur propriétaire et de la Communauté. Les paysans n’avaient, en effet, aucune raison de distinguer entre les Seigneurs vaudois, les Messieurs des villes et leurs excellences de Berne. Ils payaient les mêmes droits féodaux aux uns et aux autres. Ils ne pouvaient avoir que les mêmes sentiments à l’égard des uns et des autres. Lausanne devait leur ~elllbler aussi aristocratique que Berne. Elle n’était d’ailleurs en aucune façon la capitale du pays. La notion de canton de Vaud n’existait pas, et elle fut longue à se former (cf La vie vaudoise Burnier).
Tentative hasardeuse que d’évoquer par des notes succinctes, la période pendant laquelle quelques-uns de nos ancêtres luttaient pour l’existence et s’épaulaient en créant la Fondation. Reconnaîtraient-ils leurs époques dans ces quelques touches? Certainement pas. Mieux renseignés qu’ils ne l’étaient eux-mêmes nous pouvons mettre en lumière ce qui était dans l’ombre pour eux. Et dans deux siècles, malgré notre information surabondante, nos descendants arriveront fort probablement à la même conclusion.